En traversant le village de Premier, non loin de Romainmôtier, il est impossible de rater dans ses pâturages l’une ou l’autre des vaches montbéliardes qui paissent tranquillement. Si cela peut paraître anodin comme scène aujourd’hui, il n’en est rien à l’aube des années 1970. En effet, à l’époque les races de vaches autorisées dans nos contrées sont plutôt limitées et même légiférées. Malheureusement, celles-ci ne permettent pas de produire du lait en suffisance pour que les agriculteurs puissent gagner leur vie décemment. Vous comprendrez par là qu’un changement est intervenu, un changement qui porte le nom de “Guerre des vaches”.
A l’origine de cette histoire, nous trouvons le syndicat d’agriculture de Romainmôtier et environs, composé de “paysans progressistes”, et désireux de pouvoir vivre dignement de leur profession. Ce désir se traduit alors sous forme de révolte. A en croire Etienne Candaux, encore jeune écolier à l’époque, ce syndicat va provoquer une émulation parmi les agriculteurs, car tous partagent le même objectif : gagner leur vie.
Bien que le mouvement soit enraciné dans le Canton de Vaud, celui-ci s’étoffe petit à petit avec des agriculteurs de cantons voisins : Neuchâtel, Jura ou encore Genève. Ce mouvement va prendre une forme de révolte car la situation n’évolue pas sur le plan politique, où un certain “immobilisme” est pointé du doigt. C’est ainsi que les paysans, avec le père d’Etienne en fer de lance, vont passer à l’action. Très concrètement, ils vont s’organiser pour importer en Suisse des vaches montbéliardes depuis la France. C’est alors illégal.
Pour parvenir à leurs fins, les paysans prirent contact avec des éleveurs ou des marchands de bétail de l’autre côté de la frontière. Mandatés pour amener les vaches “plus ou moins près de la frontière”, ce sont ensuite les agriculteurs suisses qui se chargeaient de faire passer les bêtes d’un pays à l’autre, à travers une multitude de lieux de passage différents. Etienne Candaux témoigne : “il fallait varier les points de passage pour essayer d’éveiller le moins possible l’attention des douaniers mais aussi des riverains. Il fallait essayer de rester le plus discret possible”.
Il se souvient d’une fois où il a rejoint son père qui s’est rendu en France pour rapatrier deux vaches en Suisse. Le passage s’est fait à travers la frontière à proximité du village français d’Entre-les-Fourgs et du lieu-dit de La Cafaude, sur le territoire suisse. Ce jour-là, Etienne est parti à pied depuis le village de Lignerolle, à travers la forêt enneigée, pour retrouver son papa et l’aider à faire passer les deux vaches sur le sol helvétique.
Peu après avoir rencontré son père, lorsqu’ils entamèrent la redescente sur le village, un souvenir précis émane d’Etienne : “nous étions planqués dans un bosquet d’arbres juste au-dessus de La Bessonne et (moment de silence) nous avions vu passer les douaniers avec leur chien sur le chemin en direction du Suchet”. Après avoir attendu un moment, lui et son père redescendirent le plus vite possible, avec les deux vaches jusqu’à Lignerolle. La voix d’Etienne nous fait comprendre à quel point cela pouvait être dangereux et risqué de se faire prendre.
Malgré les risques encourus, il avoue avoir vécu pleinement cette aventure exceptionnelle. Avec le recul, il devine que les enfants étaient porteurs d’espérance pour les adultes qui cherchaient à construire un avenir meilleur, pour eux et les générations suivantes.
Une anecdote permet de comprendre la folie de cette épopée. Effectivement, un dimanche soir, les parents d’Etienne lui indiquent de monter dans la voiture familiale. La petite famille s’en va du côté français pour ce qui semble être une balade dominicale d’apparence, mais celle-ci va se transformer en passe à la frontière. En effet, la vieille voiture dans laquelle était assis Etienne, avait été légèrement modifiée par son père, lequel avait scié les ressorts de la banquette arrière afin de pouvoir y placer… un veau ! Après avoir chargé le bovin qu’ils avaient pris le soin d’endormir au préalable, ils partirent en direction de la douane des Charbonnières, à la Vallée de Joux. A quelques encablures de là, ils s’arrêtèrent pour aérer la voiture afin de ne pas éveiller les soupçons avec l’odeur du veau. Puis, la famille Candaux se dirigea vers le poste-frontière, où le douanier astreint au contrôle, arrêta la voiture. Il ouvrit le coffre, la portière arrière, là où était assis Etienne, qui cachait lui-même le veau. Malgré ce contrôle, le douanier laissa passer la voiture.
Cette anecdote illustre parfaitement les risques qui ont été encourus pour s’extraire d’une situation difficile au niveau de l’agriculture et de l’élevage laitier dans la région.
© Carte Swisstopo
S’il y a une date à retenir de la « Guerre des vaches », c’est celle du 12 mai 1967.
En effet, ce jour-là, un message radiophonique est diffusé aux “informations” de 12h30 sur la radio suisse romande. Grâce à un journaliste acquis à la cause des agriculteurs, le message permet de drainer plus de 100 paysans à la douane du Creux (à proximité de Vallorbe) sur le coup de 13h30. Ils annoncent aux garde-frontières qu’un camion transportant 12 vaches montbéliardes va arriver et que les paysans révoltés forceront le passage de la frontière avec le bétail. Face à cette annonce, les douaniers s’empressent d’installer du fil barbelé pour contrer le passage. Mais qu’à cela ne tienne. Les paysans traversent les barbelés, prennent le bétail et le font passer même par la rivière située en contrebas du poste de douane. Face à cette anarchie, les douaniers dégainent des coups de feu, dont l’un touchera le mollet du père d’Etienne Candaux, qu’il retirera lui-même… en prison. Malgré ce passage plus ou moins fructueux, le bétail est récupéré par les forces de l’Etat. Et le lendemain matin, c’est le coup de massue qui frappe les instigateurs de cette démarche : les vaches ont été abattues par les forces de l’ordre. Face à ce choc, de nombreuses personnes furent secouées et dévastées.
Malgré cette issue fatale, cet évènement a permis de débloquer la situation, notamment au niveau politique. Indépendamment de l’évolution positive des choses, les sentiments de haine et de révolte ont subsisté pendant longtemps, à en croire Etienne Candaux.